11 mai 2025 – Tribune de Pierre Tartakowsky « Lutte contre l’antisémitisme : faux semblants, vrais problèmes » publiée sur Mediapart

Tribune de Pierre Tartakowsky, président d’honneur de la LDH (Ligue des droits de l’Homme)

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La mobilisation contre l’antisémitisme fait l’objet d’une accélération spectaculaire: Assises de lutte contre l’antisémitisme, création de cellules disciplinaires en charge des universités, deux autres propositions de projets de loi… On aimerait pouvoir s’en féliciter mais l’orientation générale de cette floraison désarme vite l’enthousiasme.

Des Assises de lutte contre l’antisémitisme précipitées à grands coups d’instructions ministérielles, la création de cellules disciplinaires en charge des universités[1], deux autres propositions de projets de loi[2], le retour de cette vieille fausse bonne idée de sortir les délits racistes et antisémites du droit de la presse…

La mobilisation contre l’antisémitisme fait l’objet d’une accélération spectaculaire. On aimerait pouvoir s’en féliciter, tant le sujet est réel et réellement préoccupant. On aimerait aussi que cette attention s’étende à des sujets naturellement connexes : la lutte contre le racisme, contre l’islamophobie et la xénophobie.

Car comme l’actualité le démontre à coups de drames sanglants, le racisme n’est pas sectaire et sa haine se diffuse indépendamment de l’identité de ses victimes. On aimerait, donc, oui, pouvoir se réjouir de cette floraison, n’était que son contenu désarme vite l’enthousiasme.

Pour l’essentiel en effet, ces initiatives partagent quelques traits communs qui en tracent les limites. Tout d’abord, elles abordent l’antisémitisme comme un en soi, dont le seul contexte évoqué tient à l’agression terroriste du 7 octobre et au rôle de démiurge attribué à la France insoumise.

Cette focalisation, qui s’auto-légitime par le fait que l’antisémitisme est effectivement un racisme singulier, permet, de façon consciente ou non, « d’oublier » quelques autres éléments majeurs comme par exemple, l’enracinement de l’antisémitisme à l’extrême droite et au sein de la droite, le rôle joué par certains médias toujours prêts à souffler sur les braises de la xénophobie, la prise en relais de thèmes islamophobes assumée publiquement par un ministre de l’Intérieur à la fois en exercice et en campagne électorale…

Elles postulent ensuite un lien direct entre antisémitisme et « antisionisme » sans guère s’attarder sur la définition d’un terme qui a des dimensions complexes et fort différentes pour chacune d’entre elles – historique, philosophique, ou politique – cette dernière s’étant, malheureusement, effectivement chargé d’antisémitisme dans la dernière période, singulièrement lorsqu’il s’agit de nier la légitimité d’un Etat à exister.

Mais réduire cette complexité à une simple égalité mathématique relève de la manipulation, pure et simple. Sous couvert de protéger un État, les deux projets de loi en viennent à formuler une série d’interdictions dont certaines pourraient paraître légitimes mais dont l’addition revient à dire qu’il est interdit – parce qu’antisémite – d’attaquer, de critiquer ou de s’opposer aux politiques de l’Etat d’Israël.

Ce traitement exorbitant, dont la motivation avancée est de lutter contre l’antisémitisme, est à la fois absurde et liberticide. Au nom de quoi pourrait-il être interdit de critiquer l’implantation de colonies sur des terres illégalement occupées, l’utilisation de l’arme de la faim contre des civils ou le projet officiel de nettoyage ethnique qui menace ce qui reste de la population gazaouie, toutes choses que condamnent le droit international et la simple humanité ?

Liberticides, ces propositions portent aussi en elles un effet pervers qu’il ne faut pas sous-estimer : elles assignent « les juifs » à une solidarité naturalisée, indiscutable, avec l’Etat d’Israël. Alors qu’elles qualifient, à juste titre, d’antisémite tout propos visant à exiger d’un juif qu’il se justifie vis-à-vis du comportement de l’Etat d’Israël, elles inversent la proposition – toute critique d’Israël revient à attaquer les juifs – pour aboutir à la même assignation à résidence identitaire.

Certains juristes avanceront peut-être que les termes même des projets de loi ne sont pas exactement ceux-là, que des nuances existent. De fait, en droit, chaque mot est l’enjeu d’une bataille d’interprétation, il y aura donc bien dispute sur les termes. Or, dans le domaine juridique comme dans les autres, il y a, comme on dit, la musique et les paroles. Le temps du droit n’étant pas celui du débat politique, la première l’emporte toujours sur les secondes. Démonstration en a d’ailleurs été faite dès la présentation du rapport des Assises de lutte contre l’antisémitisme[3].

Ce rapport, élaboré après de nombreuses auditions, dont celles de la LDH et de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), met en avant de nombreuses préconisations qui constituent un ensemble pertinent et dont certaines reprennent l’esprit des propositions formulées par la LDH dans sa contribution écrite.

Il s’agit pour l’essentiel d’historiciser les antisémitismes et les racismes, de multiplier les formations de référents et d’enseignants, avec obligation pour certaines catégories. Dans sa présentation, il prend également grand soin de souligner les liens qui existent entre antisémitisme et racisme, et rappelle avec netteté qu’on ne combat pas l’un sans affronter l’autre. Il met également en avant l’idée « d’adapter la réponse pénale aux manifestations contemporaines des expressions à caractère antisémite pour sanctionner en particulier le détournement de la critique du sionisme à des fins antisémites », en laissant cette question ouverte.

Au-delà d’une analyse fine, proposition par proposition, ce rapport constitue donc un objet de débats sérieux et un point d’appui pour une approche effective de la lutte contre l’antisémitisme. Mais l’usage politique qui en a été fait est proprement accablant. Lors de la conférence de presse de présentation, Aurore Bergé, ministre en charge de l’Egalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les Discriminations, a ramené le contexte à la seule référence du 7 octobre et déclaré que le nouvel antisémitisme « s’écrit en trois lettres : LFI ».

De l’extrême droite, des flirts que la droite entretient avec elle, des médias Bolloré et du racisme, il ne sera jamais question durant cette présentation. Difficile, dans ces conditions, de ne pas considérer que l’instrumentalisation politicienne l’emporte sur la mise en œuvre de l’ensemble des préconisations…

D’autant que, dans la foulée, la ministre a relancé une vieille fausse bonne idée qui d’ailleurs, ne figure pas dans le rapport, à savoir extraire certains délits de racisme et d’antisémitisme du droit de la presse, dont ils relèvent à l’heure actuelle.

Cette proposition vise, sous couvert d’efficacité, à verser ces délits au droit commun[4]. Autrement dit, à les faire évaluer par des tribunaux qui n’ont ni la formation, ni le temps ni les moyens d’en analyser les termes. Avec à la clé, le risque de voir se multiplier des jugements liberticides, arrêtés sans considération aucune pour l’humour, le second degré, la caricature, la liberté du débat[5] ou une quelconque « zone grise »…

Dans ce débat de droit complexe, la LDH a toujours choisi de privilégier la liberté d’expression, considérant d’une part que la restriction démocratique finit souvent par alimenter le victimisme des acteurs haineux et d’autre part, qu’il est largement illusoire de se reposer sur la seule répression juridique pour combattre racisme et antisémitisme, le libre débat démocratique et une justice spécialisée étant justement la meilleure arme pédagogique pour les affronter, eux, leurs stratégies d’ambiguïté et leurs tactiques de dissimulation.

Il faut donc le répéter encore et encore : la lutte contre les racismes est d’abord de nature politique et pédagogique. C’est une œuvre de conviction, enracinée dans des impératifs catégoriques, dans une recherche continue de l’égalité entre toutes et tous, à rebours des mises en concurrence sauvage de tous avec tous, des accommodements tactiques et des alliances à géométrie variable. Nous n’en sommes pas là…

Myopie politique, effets de tribune, fausses bonnes idées et recours privilégié à la répression et la réduction des libertés… Dans un contexte marqué par une montée des clivages, de l’intolérance et des tentations de passages à l’acte, ces orientations risquent fort de nourrir ce qu’elles prétendent combattre.

 Pierre Tartakowsky
président d’honneur de la LDH (Ligue des droits de l’Homme)

 

[1] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/textes/l17b1009_proposition-loi#

[2] https://www.senat.fr/leg/ppl24-003.html

[3] https://www.dilcrah.gouv.fr/ressources/rapport-des-groupes-de-travail-issus-des-assises-de-lutte-contre-lantisemitisme

[4] https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/05/08/alain-jakubowicz-avocat-il-est-temps-de-traiter-le-racisme-et-l-antisemitisme-comme-des-delits-de-droit-commun_6604049_3232.html

[5] https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/05/03/on-ne-lutte-pas-contre-le-racisme-et-l-antisemitisme-en-portant-atteinte-a-une-loi-fondamentale-sur-la-liberte-d-expression_6602577_3232.html

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